Ces textes réglementaires complètent le dispositif législatif relatif aux modalités d’exercice du droit syndical, et au règlement des conflits collectifs de travail notamment dans son aspect en rapport avec le droit de grève.
Si globalement les dispositions de ces textes n’ont pas provoqué de réactions particulières , par contre le troisième décret exécutif n° 23-361 du 17 octobre 2023 fixant la liste des secteurs d'activités et des postes de travail nécessitant la mise en œuvre d’un service minimum obligatoire et la liste des secteurs, des personnels et des fonctions, auxquels le recours à la grève est interdit , a fait régir non seulement les entités concernées par le droit de grève en l’occurrence les syndicats , mais a aussi suscité des réactions plus ou moins critiques dans les médias aussi bien nationaux qu’étrangers.
Le décret exécutif n° 23-361 du 17 octobre 2023 aborde le sujet sensible des restrictions au droit de grève , un droit qui dans toutes les législations comparées est considéré comme un fondamental et beaucoup plus dans certains pays à l’instar de l’Algérie où il est élevé au rang de principe constitutionnel. Certains syndicats y compris le syndicat historique , l’UGTA , ont vivement critiqué les dispositions de ce décret exécutif au motif qu’il restreint drastiquement le droit de grève en le limitant ou en l’interdisant carrément dans un grand nombre de secteurs d’activité .Ces syndicats jugent ces dispositions comme non conforme à la Constitution , à la loi et aux conventions internationales ratifiées par l’Algérie. Ces critiques sont-elles fondées ?
Ce décret exécutif a été pris en application de la loi n° 23-08 21 juin 2023 relative à la prévention, au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève notamment ses articles 62, 63, 64, 67 et 68 et ceci ressort explicitement de ses considérants .
Il est incontestable que le droit de grève en Algérie est non seulement un droit fondamental , mais constitue un principe constitutionnel .L’article 70 de la Constitution est on ne peut plus clair à ce sujet puisqu’il dispose que : « Le droit de grève est reconnu ».Mais ce droit n’est pas absolu sinon son exercice peut conduire à des abus et dans certains cas il pourra porter atteinte au intérêts vitaux du pays . La grève doit avoir pour but de promouvoir et de défendre les intérêts économiques et sociaux des travailleurs , aussi cette règle exclut les grèves purement politiques du champ de la protection internationale devant l’organisation internationale du travail car ne relevant pas de la liberté syndicale. En outre le droit de grève dans toutes les législations comparées peut être limité ou interdit dans certains secteurs essentiels ou vitaux. Aussi le même article 70 de la Constitution dispose que le droit de grève : « s’exerce dans le cadre de la loi qui peut en interdire ou en limiter l'exercice dans les domaines de défense nationale et de sécurité, ou pour tous services ou activités publics d'intérêt vital pour la Nation » . C’est à l’aune de ces principes constitutionnels qu’il faudrait examiner la pertinence et la conformité des lois et règlements relatifs au droit de grève.
les critiques émises par certaines parties notamment par les syndicats à l’encontre de ce décret exécutif qui restreint ou interdit les grèves dans certains secteurs d’activités et à certaines catégories de personnels se résument au fait que ce décret est soit anticonstitutionnel , soit contraire aux lois qui régissent le droit de grève dans le sens où il interdit la grève dans des secteurs d’activité non éligible à cette restriction ou interdiction , ou encore il serait contraire aux conventions internationales ratifiées par l’Algérie.
Tout d’abord du point de vue de la compétence de l’autorité administrative source de ce décret exécutif en l’occurrence le Premier ministre , il est incontestable que cette autorité est compétence en vertu des articles 62 et 67 de la loi n° 23-08 du 21 juin 2023 relative à la prévention, au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève , qui disposent que la liste des secteurs d'activités et des postes de travail nécessitant la mise en œuvre d’un service minimum obligatoire ainsi que la liste des secteurs, des personnels et des fonctions auxquels le recours à la grève est interdit sont fixées par voie réglementaire. Par « voie réglementaire » la loi vise les décrets , décrets exécutifs , arrêtés ou autres actes pris par le pouvoir réglementaire .
Dans le cas d’espèce , le décret exécutif n° 23-361 du 17 octobre 2023 dont l’auteur est le Premier ministre constitue bel et bien un texte réglementaire et donc il est conforme aux prescriptions de la loi n° 23-08 du 21 juin 2023 . Ce décret exécutif qui restreint ou interdit le droit de grève , s’il est formellement et compétemment conforme à cette loi , est-il pour autant exempt de critiques sur le fond ? Pour certains syndicats et commentateurs , ce décret englobe des secteurs interdits de grève en violation de cette loi .Si tel est le cas ce décret peut-il être remis en cause par voie judiciaire ?Il est étonnant que toutes les critiques émises contre ce décret exécutif , certaines émanant de juristes ou de syndicalistes confirmés , ont fait l’impasse sur la possibilité juridique de remettre en cause ce texte réglementaire par voie judiciaire s’il s’avère qu’il interdit effectivement la grève à des secteurs ou des personnels en dehors du cadre fixé par la loi du 21 juin 2023 et par la loi n° 23-02 du 25 avril 2023 relative à l'exercice du droit syndical .
La législation algérienne à l’instar de certaines législations étrangères sinon plus, ainsi que la jurisprudence administrative nationale considèrent les décrets exécutifs pris par le Premier ministre comme de simples actes réglementaires à l’instar de tout autre acte pris par une autorité administrative centrale ou locale ( arrêté du ministre , du wali , du maire ou décision exécutoire des établissements publics à caractère administratif ) , aussi il sont susceptibles de recours en annulation pour excès de pouvoir . Concernant les recours en annulation contre les décrets émanant du Premier ministre qui sont donc des actes réglementaires pris par une autorité administrative centrale , la juridiction compétente n’est pas le tribunal administratif de premier degré ni d’ailleurs le Conseil d’Etat depuis le réforme intervenu en 2022 , mais la compétence est dévolue au tribunal administratif d’appel d’Alger et ce en application du nouvel article 900 du code de procédure civile et administrative modifié par la loi n° 22-13 du 12 juillet 2022 .Une telle action en annulation peut être exercée par toute personne ou entité ayant intérêt .Il est même possible d’intenter une action en parallèle à l’effet de demander en référé- liberté la suspension de l’acte réglementaire objet de l’action a en annulation..
Il y a lieu donc de vérifier la légalité de ce décret exécutif non seulement à l’aune des dispositions de la loi n° 23-08 du 21 juin 2023 relative à la prévention, au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève , et des dispositions de la loi n° 23-02 du 25 avril 2023 relative à l'exercice du droit syndical , mais aussi à l’aune des conventions internationales ratifiées par l’Algérie , des conventions qui , en application de l’article 154 de la Constitution , sont supérieures à la loi. Ce sont les articles 8 et 9 du décret exécutif du 17 octobre 2023 qui listent les secteurs et personnels concernés par l'interdiction de recourir à la grève :
Art. 8. — La liste des secteurs concernés par l'interdiction de recourir à la grève englobe les domaines de la défense et de la sécurité nationales, ainsi que les secteurs stratégiques et sensibles en termes de souveraineté ou de maintien des services essentiels d’intérêt vital pour la Nation. Elle vise, également, à maintenir la continuité des services publics essentiels et à assurer l'approvisionnement en besoins essentiels du pays et de la population dont l’interruption pourrait exposer le citoyen à des risques pour sa vie, sa sécurité ou sa santé, ou potentiellement conduire, par les conséquences de la grève, à une crise grave
Ces secteurs comprennent, notamment les services de la justice, de l'intérieur, de la protection civile, des affaires étrangères, des finances, des affaires religieuses, de l'énergie, des transports, de l'agriculture, de l'éducation et de la formation et de l’enseignement professionnels.
Art. 9. — La liste des personnels et des fonctions dans les secteurs prévus dans les dispositions de l’article 8 ci-dessus, ou de ceux assurant des fonctions d’autorité au nom de l’Etat et interdits de recourir à la grève comprend : — les magistrats ; — les fonctionnaires nommés par décret ou en poste à l'étranger ; — les personnels des services de sécurité ; — les agents de sécurité interne en mission de protection des sites et établissements ; — les personnels des services de la protection civile ; — les agents des services d'exploitation du réseau des transmissions nationales des ministères chargés de l'intérieur et des affaires étrangères ; — les agents actifs des douanes ; — les corps de l'administration pénitentiaire ; — les imams des mosquées ; — les contrôleurs de la navigation aérienne et maritime ; — les personnels des établissements comprenant des installations sensibles et stratégiques ; — les personnels des centres de contrôle d'installations, de téléconduite du système électrique national et des réseaux d'énergie ; — les agents appartenant aux corps spécifiques de l'administration des forêts ; — les directeurs d’établissements publics de l’éducation nationale et le personnel d’inspection dans les secteurs de l’éducation, de la formation et de l’enseignement professionnels.
Il est bien entendu que s’agissant d’un texte réglementaire , le juge qui serait saisi du recours en annulation pour excès de pouvoir contre ce décret exécutif aura pour mission avant de statuer de contrôler si les secteurs et personnels listés aux articles 8 et 9 dudit décret exécutif rentrent bien dans la définition de l’article 67 de la loi n° 23-08 du 21 juin 2023 relative à la prévention, au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève , et de l’article 88 de la loi n° 23-02 25 avril 2023 relative à l'exercice du droit syndical qui disposent :
Article 67 : « Le recours à la grève est interdit pour les personnels exerçant dans les domaines de défense et de sécurité nationales, ou assurant des fonctions d’autorité au nom de l’Etat, ou ceux titulaires d’emplois dans des secteurs stratégiques et sensibles en termes de souveraineté ou au maintien des services essentiels d’intérêt vital pour la Nation dont l’interruption peut mettre en danger la vie, la sécurité ou la santé du citoyen ou est susceptible d’entraîner, par ses effets, une crise grave ».
Article 88 : « Toute organisation syndicale représentative, sur le territoire ou dans la profession, branche ou secteur d’activités participe, notamment … à l’exercice du droit de grève, conformément à la législation en vigueur, sans porter atteinte, notamment aux principes de la continuité du service public et de la protection de la sécurité des personnes et des biens ».
Il est indéniable qu’au vu des définitions des articles 67 et 88, il existe un doute sérieux sur la pertinence d’insérer dans ce le décret exécutif en cause l’interdiction des secteurs tels que les affaires religieuses, les transports, l'agriculture, ou l'éducation et la formation professionnels qui sont loin de constituer des secteurs stratégiques et sensibles , ou dont la discontinuité du service portera atteinte la sécurité des personnes et des biens au sens de ces articles . En outre les imams des mosquées , les agents des forêts , les directeurs d’établissements publics de l’éducation nationale ou le personnel d’inspection de l’éducation, de la formation et de l’enseignement professionnels ne peuvent en aucun cas être considérés comme des personnels assurant des fonctions d’autorité au nom de l’Etat ou exerçant dans des secteurs stratégiques et sensibles.
Ce décret exécutif sera aussi évalué par le juge administratif à l’aune des conventions internationales ratifiées par l’Algérie notamment le pacte international relatif aux droits économiques et sociaux du 16 décembre 1966 qui dispose dans son article 8 que les Etats parties s’engagent à assurer le droit de grève exercé conformément aux lois de chaque pays. Beaucoup plus , le juge administratif exercera un contrôle sur la conformité de ce décret exécutif aux règles et principes énoncés par l’Organisation Internationale du Travail (OIT) sur la liberté syndicale et le droit de grève sachant que l’Algérie est membre de cette organisation depuis 1962 et membre de son conseil d’administration et signataire de la convention n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical de 1958.
L’OIT par le biais de sa commission d’experts a posé les règles et principes suivants au sujet du droit de grève : -Le droit de grève doit être considéré comme un droit fondamental des syndicats , protégé au niveau international dans la mesure où il s’exerce de façon pacifique - Le droit de grève doit être reconnu de façon générale aux travailleurs du secteur public comme à ceux du secteur privé - Ce droit ne peut être refusé le cas échéant ou soumis à des restrictions importantes que pour les catégories ou dans les situations suivantes : membres des forces armées et de la police; fonctionnaires exerçant des fonctions d’autorité au nom de l’Etat; travailleurs des services essentiels au sens strict du terme (services dont l’interruption mettrait en danger, dans l’ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne); situations de crise nationale aiguë.
Sur la base de ces principes le Comité de la liberté syndicale de l’OIT considère entre autres comme services essentiels au sens strict, où le droit de grève peut être limité ou la grève interdite: le secteur hospitalier, les services d’électricité, les services d’approvisionnement en eau, les services téléphoniques et le contrôle du trafic .Il considère au contraire, de façon générale, que ne sont pas des services essentiels au sens strict du terme, où la grève puisse être interdite : -la radio-télévision; -les installations pétrolières; -les ports (docks); - les banques; - les services d’informatiques des contributions directes et indirectes; - les grands magasins; - les parcs de loisirs; - la métallurgie; - le secteur minier; - les transports en général; - les entreprises frigorifiques; - les services de l’hôtellerie; - la construction; - la fabrication d’automobile; - la réparation aéronautique; - les activités agricoles; - l’approvisionnement et la distribution de produits alimentaires; - l’office de la monnaie; le service des imprimeries de l’Etat; - les monopoles d’Etat des alcools, du sel et du tabac; - l’enseignement; - les transports métropolitains; - les services postaux.
Concernant les fonctionnaires ou travailleurs auxquels le droit de grève doit être reconnu ou qui peuvent en être privés , Le Comité de la liberté syndicale de l’OIT a été amené à désigner expressément, dans les affaires dont il a été saisi, certaines catégories qui ne peuvent être considérées comme exerçant des fonctions d’autorité au nom de l’Etat.Ce sont par exemple les employés publics des entreprises commerciales ou industrielles de l’Etat , les travailleurs des entreprises pétrolières, les employés des établissements bancaires, les agents des transports , le personnel de l’enseignement et, de façon générale, le personnel des sociétés ou entreprises publiques .
En conclusion, il apparait au vu des instruments juridiques nationaux et internationaux que si le décret exécutif décrié par les syndicats n’est pas en infraction des règles de forme et de compétence , il n’en demeure pas moins que l’élargissement de l’interdiction de la grève à certains secteurs d’activités alors même qu’ils ne peuvent être considérés comme essentiels ou vitaux au sens de l’article 67 de la loi n° 23-08 du 21 juin 2023 relative à la prévention, au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève ( affaires religieuses, transports, Agriculture, enseignement ,formation professionnels, imams des mosquées , contrôleurs de la navigation aérienne et maritime, agents appartenant aux corps spécifiques de l'administration des forêts, directeurs d’établissements publics de l’éducation nationale…) , il est juste à la limite de ce qu’autorise la loi en matière d’interdiction du recours à la grève imposés à certains secteurs ou personnels.
MaitreBRAHIMI Mohamed
Avocat à la cour de Bouira
brahimimohamed54@gmail.com
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