Ce « soulèvement » populaire et pacifique toujours vivace après plus de 7 mois et qui est toujours en cours mais non encore abouti , et alors même que les pouvoirs publics ont accompagné ce mouvement à ses débuts en reconnaissant la légitimité des revendications portées par des millions de citoyens ,il semble que ces mêmes pouvoirs publics notamment les autorités militaires et judicaires optent de plus en plus vers un durcissement des mesures de contrôle et de répression de ce mouvement. Ainsi , alors que les pouvoirs publics ont donné des gages de bonne volonté en faisant siennes la revendication primaire de la mise à l’écart de l’ancien Président et de tous ceux qui gravitaient autour aussi bien au sein de la haute administration et de la sphère économique privée que des services de l’armée, cette position de bienveillance s’est subitement transformée en un malentendu au moment où les revendications de la population se sont radicalisées par l’appel à une période de transition confiée à des personnalités crédibles et au départ de tous les symboles de l’ancien régime .
Les revendications des manifestants étant antinomiques avec les projets des pouvoirs publics qui veulent imposer coûte que coûte une élection présidentielle qui de son avis est seule à même de régler l’impasse institutionnelle que connaît le pays , on assiste à une réaction brutale de ces pouvoirs publics et à une tentative d’étouffer la contestation par un traitement judiciaire. Ainsi on assiste à une intensification des arrestations et des condamnations par les tribunaux tant à l‘encontre des personnes participant aux manifestations hebdomadaires qu’aux activistes sur les réseaux sociaux soutenant le hirak , mais aussi contre des militants politiques de l’opposition.
Ces arrestations , mises en détention préventive par les juges d’instruction et condamnations par les juridictions de jugement sur la base d’infractions dont certaines sont qualifiées de crime et non pas de simple délits interpellent quant à la pertinence juridique non seulement des poursuites engagées mais aussi quant aux qualifications choisies au regard des faits reprochés aux mis en cause. L’application juste et équitable de la loi devrait être l’unique traceur pour tout intervenant dans la chaine judiciaire mais surtout pour le magistrat du siège ou du parquet.La décision de justice à fortiori celle mettant en cause la liberté du citoyen quel que soit son rang ou sa fonction ne doit obéir qu’à la loi et à la seule loi. Le magistrat ne doit sous aucun prétexte se départir de ce principe sous peine de forfaiture et de parjure.
Le durcissement de la répression des manifestants et des militants bien que contenu dans une certaine limite a mis en exergue la tendance des organes de poursuite pénale et des juridictions à appliquer la loi d’une façon pour le moins hasardeuse. L’Algérie n’étant pas en état d’urgence ou d’exception et encore moins sous l’état de siège, il est incontestable que l’officier enquêteur mais surtout le magistrat sont tenus d’appliquer la loi et seulement la loi aussi bien lors des arrestations que lors de la mise sous détention préventive ou encore lors du jugement.
L’application de la loi induit entre autres le respect scrupuleux de la règle fondamentale selon laquelle la loi pénale doit être interprétée restrictivement .
Cette règle est le corollaire direct du principe de la légalité des délits et des peines .En vertu de cette règle le juge ne peut sous prétexte d’interprétation, ajouter à la loi et punir arbitrairement des actes que le législateur n’a pas expressément prévus ni punis. Toute méconnaissance ou violation de cette règle est censurée par la juridiction supérieure notamment par la Cour suprême .Ainsi par exemple , l’article 350 du code pénal qui punit le vol n’a pu être appliqué à la personne qui se fait servir un repas dans un restaurant alors qu’il n’avait pas les moyens de payer. Cette personne ne peut pas être qualifié de voleur car l’article 350 définit le vol comme « la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui » .Dans notre exemple ,il n’ya pas eu de « soustraction frauduleuse » puisque le repas a été servi au client en connaissance de cause donc point de vol.C’est pourquoi le législateur devant ce vide juridique a instauré une nouvelle infraction en rapport avec ces faits en l’occurrence le délit de filouterie d’aliments qui est prévu par l’article 366 du code pénal.Nous verrons que cette règle de l’interprétation restrictive de la loi pénale n’a pas été respectée dans les procès des personnes appréhendées lors des manifestations et accusées d’avoir commis des infractions qui pour certaines n’existent pas .
Depuis le commencement des manifestations, une centaine de personnes ont été soit poursuivies et placées en détention préventive , soit renvoyées devant le tribunal correctionnel et condamnées. Les faits qui leur sont reprochés et les chefs d’accusation pour lesquels ils ont été poursuivies ou condamnées peuvent être rangés dans trois catégories.
- participation aux différentes manifestations hebdomadaires sous la qualification d’attroupement .
-port d’une emblème autre que l’emblème national (port de l emblème amazigh)
- Incitation ou encouragement à l’attroupement
Dans les poursuites engagées , et à l’effet d’aggraver la peine légale prévue par la loi, il est ajouté au fait d’attroupement qui est un simple délit d’autres faits et incriminations qui en aggravent la peine encourue .Ainsi il est reproché à certains mis en cause le fait d’attenter à l’unité ou à la sécurité nationale. Il est incontestable que pratiquement toutes les personne poursuivies ont été appréhendées lors des marches hebdomadaires dont certaines portaient des pancartes avec des slogans politiques hostiles à certaines autorités civiles ou militaires mais sans qu’aucune violence n’ait été commises. Quant aux activistes politiques connus pour leur opposition au pouvoir ce qui est d’ailleurs dans leur rôle , ils affichaient nettement leur soutien aux manifestants et participaient aux manifestations. Mais est-ce pour autant suffisant pour ordonner leur mise en détention sous des chefs d’inculpation de nature délictuelle ou même criminelle s ? On peut en douter pour les motifs légaux que nous allons développer.
Tout d’abord il n’est pas exagéré de dire que l’Algérie vit une véritable révolution , et qu’il est vain de qualifier les grandes manifestations qui se déroulent chaque vendredi en drainant des millions de personnes comme de simples attroupements au sens que lui donne le code pénal. De telles manifestations au vu de leur ampleur, de leur persistance et de la nature des revendications qui y sont portées , sont incontestablement de nature politique et ne peuvent être qualifiées de subversives , aussi seule une solution politique qui prenne en compte ces revendications populaires est envisageable et est à même d’instaures la confiance entre les gouvernants et les gouvernés seule alternative à la sortie de crise.Le traitement judiciaire de ces manifestations ne peut en aucun cas être la solution. D’ailleurs même les autorités reconnaissent la légitimité de la revendication principale du hirak en l’occurrence le changement du régime mais divergent seulement sur la nature et les modalités de ce changement.Periode de transition pour les manifestants contre élection présidentielle dans les plus brefs délais pour les autorités.
Donc à la base et vu la natures des manifestations , les poursuites judiciaires engagées contre les personnes activant dans le cadre de ces manifestations, en tant que simples manifestants ou en tant qu’activistes politiques , sont inappropriées . Les magistrats eux-mêmes ne sont pas convaincus de la pertinence des poursuites dont ils sont saisies , mais apparemment ils sont soumis à une sorte de raison d’Etat qui par ailleurs ne les disculpe nullement.
Passons maintenant en revue la pertinence des poursuites engagées au regard des faits reprochés et au vu de la règle de l’interprétation restrictive de la loi pénale. La majeur partie des personnes poursuivies l’ont été pour le fait de participation aux manifestions c’est à dire ayant commis le délit d’attroupement prévu par l’article 97 et suivants du Code penal . Suivant les différents comptes-rendus publiés dans les médias, ces personnes sont arrêtées au cours de la manifestation et après une garde à vue dans les locaux des services de sécurité , elles sont présentées devant le procureur de la République qui les renvoie soit pour être jugées en vertu de la procédure de la comparution immédiate, soit devant le juge d’instruction qui souvent décide de leur mise en détention provisoire.
Les magistrats qui souvent décident d’incarcérer ces manifestant ou activistes politiques ont-ils vérifié si la procédure inhérente à ce genre d’infractions a été respectée comme les y oblige la loi ? Légalement, le délit d’attroupent de l’article 97 du code pénal n’est constitué, hormis le cas où des violences ont été commises, que si préalablement aux arrestations, il est fait deux sommations consécutives aux participants à l’attroupement de se disperser .Si cette procédure n’a pas été respectée et n’a pas été mentionnée expressément dans le procès-verbal établi par l’officier de police judiciaire ayant procéder à l’arrestation , les poursuites seront entachées de nullité. En outre, les manifestations ayant été tolérées par les autorités eu regard à leur ampleur et à leur caractère éminemment politique, il est pour le moins injustifié de poursuivre pour fait d’attroupent alors même qu’aucune violence ou dégradation de biens n’ait été commise tout en sachant que la liberté de manifestation pacifique est garantie au citoyen par l’article 49 de la constitution
Concernant la question du port de l’emblème amazigh lors des manifestations, les poursuites engagées et les condamnations prononcées sont-elles juridiquement justifiées ? On peut en douter car aucune disposition pénale ne prévoit une telle incrimination. Seule l’atteinte à l’emblème nationale par mutilation ,déchirement ou profanation est punie par la loi ( article 160 bis du code pénal).Porter une emblème même celle d’un pays étranger n’est pas punissable par la loi .Cet acte ne constitue pas non plus l’infraction d’atteinte à l’unité nationale puisque ce fait qui constitue le crime prévu par l’article 77 du code pénal a pour élément constitutif la perpétration « d’un attentat » dont le but a été de détruire ou de changer de régime, ce qui n’est pas le cas des mis en cause qui manifestaient pacifiquement et sans violence en arborant simplement une emblème .
Les poursuites des chefs de participation à une entreprise de démoralisation de l’armée ou d’atteinte à l’intégrité du territoire nationale sont elle aussi sujettes à caution puisque ces infractions doivent réunir certains éléments pour qu’elles soient constituées et susceptibles d’être sanctionnées .Concernant la premiere infraction qui est un crime passible de la réclusion de 5 à 10 ans , l’article 75 dispose que :« Est puni de la réclusion à temps de 5 à 10 ans quiconque, en temps de paix, a participé en connaissance de cause à une entreprise de démoralisation de l’armée ayant pour objet de nuire à la défense nationale ». Cette définition s’applique t-elle à la personne qui fustige , critique ou dénigre l’armée ou son commandant au cours une manifestation? Ici aussi la réponse est négative car ce comportement , qui par ailleurs n’est pas concerté ( la loi parle de participation à une entreprise) peut-il nuire à la défense nationale ?En vérité on se trouve ici devant une interprétation extensive de l’article 75 ce qui constitue une violation de la règle de l’interprétation restrictive de la loi pénale.
Si effectivement porter ou prononcer des slogans à caractère injurieux ,outrageant ou diffamatoire contre l’institution militaire ou son commandant peut constituer l’incrimination prévue par l’article 146 du code pénal qui punit l’injure, l’outrage ou la diffamation, cet acte ne peut constituer le crime de l’article 75.Il en est de même pour la deuxième infraction d’atteinte à l’intégrité du territoire national qui est prévue par l’article 79 du code pénal . Ce dernier texte exige la commission d’un acte « susceptible de porter atteinte à l’intégrité national ». Cet acte doit constituer une manœuvre ayant pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire. Porter une simple pancarte ou prononcer des slogans au cours d’une manifestation pacifique appelant à un changement de régime ne peut être qualifié en référence à l’article 79.En outre pour que n’importe quelle infraction existe juridiquement , il ne suffit pas qu’un acte matériel ait été commis, il faut aussi que cet acte ait été l’œuvre de la volonté de son auteur. C’est l’élément moral de l’infraction que tout juge doit vérifier avant d’inculper ou de condamner. Quel que soit les faits reprochés aux personnes arrêtées durant ces manifestations, il est difficile de croire qu’ils aient voulu porter atteinte à l’intégrité du territoire.
Ces poursuites et condamnations pour des faits qui sont loin de constituer les infractions tels que qualifiées par les juges posent aussi la question de la constitutionnalité de certaines dispositions pénales appliquées à l’occasion de ces poursuites et condamnations .Depuis le 8 mars 2019 , l’Algérie compte parmi les rares pays au monde qui applique le mécanisme de l’exception d’inconstitutionnalité. Ce mécanisme juridique prévu par l'article 188 de la Constitution permet à tout justiciable partie dans un procès pénal ou tout autre procès de saisir le Conseil constitutionnel à l’effet de statuer sur la conformité à la Constitution d’une disposition législative ( un article de loi , d’une ordonnance ou d’un décret législatif). C’est là une avancée considérable dans la protection des libertés individuelles et collectives.
Concernant le sujet qui nous intéresse en l’occurrence les poursuites et condamnations dans le cadre des manifestations hebdomadaires, il ya lieu de s’interroger sur la constitutionnalité de certaines dispositions du code pénal et du code de procédure pénale en vertu desquelles les poursuites ont été engagées et les condamnations prononcées. C’est d’ailleurs pour ces motifs d’ordre juridique que certains juges correctionnels ont eu le courage de prononcer la relaxe aussi bien pour le fait d’attroupement que pour le fait connexe de port d’emblème amazigh.
Il est incontestable que certaines dispositions du code de procédure pénale et du code pénal appliquées aux mis en cause peuvent très valablement être déférées devant le Conseil constitutionnel par voie de l’exception d’inconstitutionnalité et être très probablement déclarées non conformes à la Constitution.
Ainsi en matière de garde à vue à laquelle ont été soumises les personnes appréhendées avant leur déferrement devant le tribunal correctionnel , la disposition de l’article 51 bis 1 du Code procedure penale qui garantit le droit à l’assistance d’un avocat durant cette garde à vue mais uniquement après l’expiration de la première période de 48 heures , peut être déclaré non conforme à la Constitution au motif que cette intervention différée de l’avocat sans encadrement ni limite est non-conforme à l’ article 59 la Constitution qui interdit la détention arbitraire donc qui garantie la présence de l’avocat dès la première heure de la garde à vue avec un accès au dossier. Certains articles du code pénal sont aussi susceptibles d’être déclarés non conformes à la Constitution si jamais ils sont déférés au Conseil constitutionnel.Ainsi par exemple les deux dispositions des articles 75 et 79 incriminant le délit de démoralisation de l’armée et d’atteinte à l’intégrité du territoire peuvent être censurées au motif qu’elles ne précisent pas leurs éléments constitutifs.
L’exception d’inconstitutionnalité peut aussi être soulevée contre certaines dispositions du code de justice militaire en vertu desquelles ont été poursuivis et condamnés des responsables politiques et militaires pour des faits de complot et autres infractions contre l’autorité de l’Etat qui auraient perpétrés en marge du soulèvement du 22 février .Il n’est pas impossible que le Conseil constitutionnel déclare ces dispositions non conforme à la Constitution au motif qu’elles portent atteinte aux droits de la défense et au procès équitable , ce qui entrainerait de facto d’une part la nullité des poursuites et des condamnations contre ces personnes et par conséquent leur remise en liberté , et d’autre part la remise en cause de la juridiction militaire elle-même en tant que juridiction d’exception ne garantissant pas un procès équitable.
Par Mohamed BRAHIMI
Avocat