Même pour des pays d’ancienne tradition démocratique,le principe d’exception d’inconstitutionnalité n’a été reconnu au simple justiciable que très récemment. Ainsi en France , Etat de droit par excellence, ce principe connu sous le nom de « question de constitutionnalité » n’a été introduit qu’en 2008 lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, et n’est entré en vigueur qu’en 2010 .Lors de la promulgation de l’amendement constitutionnel français ayant institué ce que les juriste appellent aussi « la question prioritaire de constitutionnalité » d’éminents jurisconsultes français n’ont pas hésité à parler d’une révolution dans l’histoire du droit français et de l’achèvement de l’Etat de droit en France .Bien plus, certaines organisations française notamment laïques ont critiqué ce mécanisme nouveau en ce qu’il octroie trop de pouvoirs aux juges qui peuvent désormais censurer une disposition législative votée au nom du peuple ce qui aura selon elles pour effet à terme de participer à la désagrégation de l’état nation républicain fondé sur l’intérêt général.C’est la crainte du fameux « Gouvernement des juges »
De quoi s’agit-il en fait ? Avec l’entrée en vigueur effectif de la disposition de l’article 166 bis de la nouvelle loi constitutionnelle et la promulgation de la loi organique relative à son application , le simple citoyen algérien, partie dans un procès civil , administratif ou pénal pourra demander à son juge de saisir le Conseil constitutionnel pour statuer sur la conformité à la constitution d’une disposition législative ( un article de loi,d’une ordonnance ou d’un décret législatif) que son adversaire prétend lui opposer.C’est bien là une avancée considérable pour la protection des libertés et un progrès indéniable de l’Etat de droit.
L’article 166 bis est libellé comme suit : « Le Conseil constitutionnel peut être saisi d’une exception d’inconstitutionnalité, sur renvoi de la Cour Suprême ou du Conseil d’Etat, lorsque l’une des parties au procès soutient devant une juridiction que la disposition législative dont dépend l’issue du litige porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution ».Il faut relever ici la faute d’orthographe commise par les rédacteurs de cette disposition dans sa version en langue française et qui à ce niveau n’a pas lieu d’être.Il s’agit du terme « Cour Suprême » qui dans le texte et dans tous les autres articles qui évoquent cette institution est écrit avec le S majuscule alors que la règle est que s’agissant d’une institution unique elle s’écrit au majuscule mais pour la première lettre du premier mot seulement , le reste s’écrit en minuscule c'est-à-dire « Cour suprême ».Il en est de même pour le terme « Cour des comptes » qui est transcrit indifféremment tantôt avec un C majuscule et tantôt avec un s minuscule .
Les justiciables donc mais surtout leurs avocats pourront même pour des lois anciennes datant des premières années de l’indépendance soulever l’exception d’inconstitutionnalité d’une disposition d’une loi devant n’importe quel juge y compris devant le juge d’instruction et à toute étape de la procédure s’ils considèrent que cette disposition porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution ».Il faut savoir qu’actuellement seul un contrôle à priori de la constitutionnalité des lois est autorisé et même à ce niveau seules certaines autorités ( chef de l’Etat,président de l’APN, Président du Sénat) peuvent saisir le conseil constitutionnel.Et une fois la loi votée et promulguée,le juge est tenu de l’appliquer même si d’apparence elle est contraire à la Constitution.Le nouvel amendement introduit par l’article 166 bis a donc institué au profit du simple citoyen un contrôle à posteriori de la conformité de la loi à la constitution.
En pratique le justiciable ,demandeur ou défendeur dans une instance judicaire,pourra soulever l’inconstitutionnalité d’une disposition législative c'est-à-dire soutenir que cette disposition qu’on voudrait lui opposer n’est pas conforme à la constitution au sens qu’elle porte atteinte aux droits et libertés garanties par cette constitution.Une fois cette exception soulevée par la partie ou par son avocat,le juge statue sur cette exception et s’il la juge recevable et admissible ,il transmet la question la Cour suprême ou au conseil d’Etat suivant la nature du litige ( civil ou administratif).La haute juridiction saisie de l’exception d’inconstitutionnalité statue sur la question et vérifie si elle présente un caractère sérieux et si les conditions de recevabilité sont réunies , et si tel est le cas elle transmet le recours au Conseil constitutionnel. Entre temps la première juridiction devant laquelle l’exception a été soulevée sursoit au jugement de l’affaire dont elle est saisie.Si le Conseil constitutionnel estime que la disposition législative dont il est saisie est inconstitutionnelle , celle- ci perd tout effet à compter du jour fixé par sa décision.
L’article 166 bis n’autorise le recours à l’exception d’inconstitutionnalité que si la disposition législative litigieuse dont dépend l’issue du procès porte atteinte « aux droits et libertés garantis par la constitutions ».Il s’agit ici de l'ensemble des « droits et libertés », tels qu'énoncés par la Constitution et ses amendement , ceux contenus dans son préambule puisque ce dernier fait désormais partie intégrante de la Constitution et enfin ceux reconnus par la loi comme principes fondamentaux.Quels sont ces droits et ces libertés dont la méconnaissance dans une disposition législative peut provoquer la recevabilité de l’exception d’inconstitutionnalité ? Ce qui fait la spécificité de la Constitution algérienne telle qu’amendée est qu’elle liste pratiquement l’ensemble de ces droits et libertés qui dans d’autres pays sont pour certains contenus dans une loi ou consolidé par la jurisprudence.
Il s’agit principalement de l’égalité et ses corollaires tels l’égalité des sexes ( article 29 de la Constitution ), l’égalité devant la loi et la justice ( article 29), l’accès à la culture ( article 38 bis) ,le principe de liberté qui induit l’existence de la liberté individuelle ( article 32) , la liberté d’opinion ( article 36) , la liberté d’expression ( article 36) , la liberté de réunion( article 36) , la liberté de manifester pacifiquement ( article 41 bis) , la liberté de culte ( article 38 bis), la liberté de presse et d’interdiction de sanctionner un délit de presse par une peine privative de liberté ( article 41 ter) , la liberté syndicale et le droit de grève ( article 56 et 57), la liberté de créer des partis politiques et des associations ( article 42 et 43) ,la liberté d’entrée et de sortie du territoire national et d’y circuler librement ( article 44) ,le droit à un avocat lors de la garde à vue( article 50) , l’inviolabilité de la vie privée et du domicile ( article 39 et 40) Le droit de propriété qui implique la liberté de disposer de ses biens et d’entreprendre ( article 52 et 37), les droits sociaux à l’instar du droit à l’emploi ( article 55), à la protection de la santé ( article 54), à l’enseignement et la gratuité de l’enseignement public ( article 53) et même les droits dits de troisième génération c’est à dire les droits en rapport avec la protection de l’environnement tel le droit à un environnement sain( article 54 ter).
Le champ d’application du nouveau mécanisme de contrôle de constitutionnalité sera d’une étendue insoupçonnable. Il faut avoir à l’esprit qu’un nombre incalculable de lois votées depuis l’indépendance l’ont été très souvent en contradiction avec les principes constitutionnels et ont porté atteinte et portent encore atteintes aux droits et libertés garantis par la Constitution. Ainsi si une exception d’inconstitutionnalité est soulevée à l’encontre d’une disposition législative qui restreint la liberté de créer un organe de presse, qui entrave la liberté de manifester pacifiquement ou de tenir une réunion, qui limité le droit de créer un parti politique ,une association , ou un syndicat ou qui fausse la libre concurrence commerciale, il est fort probable que cette disposition sera censurée par le Conseil constitutionnelle au motif qu’elle porte atteinte à un droit ou à une liberté garanti par la Constitution.
Il est vrai que l’exception d’inconstitutionnalité portée par le projet de révision constitutionnelle n’entrera en vigueur conformément à l’article 181 qu’après un délai de trois ans à compter de l’adoption des nouveaux amendements. Ce long délai est justifié suivant le même article par la nécessité de réunir toutes les conditions nécessaires à la mise en œuvre de ce nouveau mécanisme et de garantir sa prise en charge effective.Le risque est que cette application effective traîne en longueur surtout qu‘il faudrait aussi promulguer les textes d’application de ce mécanisme notamment la loi organique ce qui générera un autre retard.Il est vrai aussi que la mise en œuvre pratique de l’exception d’inconstitutionnalité nécessitera la préparation des juridictions et des juges à un contentieux inédit qui nécessite des compétence juridiques élevées notamment en droit constitutionnel ce qui est loin d’être évident .Le Conseil constitutionnel lui-même sera appelé à faire œuvre de jurisprudence ce qui nécessite ici encore une maîtrise rigoureuse du droit ce qui a d’ailleurs induit la modification des conditions de désignation des membres de cette institutions qui doivent désormais en vertu de l’article 164 bis avoir une expérience professionnelle de 15 ans au moins dans l’enseignement supérieur dans les sciences juridiques, dans la magistrature, dans la profession d’avocat près la Cour suprême ou près le Conseil d’Etat, ou dans une haute fonction de l’Etat
Malgré cette percée considérable dans l’instauration de l’Etat de droit introduite par le mécanisme de l’exception d’inconstitutionnalité et par le droit reconnu aux députés et aux sénateurs de saisir le Conseil constitutionnel pour rendre un avis de conformité d’une loi à la Constitution ainsi que par d’autres amendements en rapport avec le renforcement des droits et des liberté fondamentales du citoyen , il n’en demeure pas moins que certains amendements restent en deçà des attentes.
Ainsi l’officialisation de tamazight telle que formulée dans l’article 3 bis laisse un arrière goût d’inachevé et affiche une tendance persistante à dévaloriser cette langue par rapport à l’arabe.Rien n’empêchait les concepteurs du projet de loi constitutionnel de mettre sur le même pied d’égalité l’arabe et tamazight en tant que langue officielle surtout que la hiérarchie introduite par les articles 3 et 3 bis au détriment de tamazight n’a aucun sens juridique.Du moment que cette disposition définit tamazight en tant que « langue officielle » , cette dernière acquiert tous les attributs et les effets juridique induits par ce caractère notamment celui d’être revendiquée auprès de toutes les institutions.Essayer de différencier les deux langue par l’ajout de la formule « l’arabe demeure la langue officielle de l’Etat » alors que tamazight est seulement « langue officielle » ne change rien dans les faits mais ne fait qu’ajouter de l’eau au moulin des sceptiques et d’ailleurs personne même les plus fervents défenseur de tamazight n’effleurerait l’idée de remettre en cause le fait que l’arabe demeure langue officielle de l’Etat.Le Maroc a été plus clairvoyant puisque l’amendement qu’il a introduit à sa Constitution sur la même question stipule que tamazight est aussi « langue officielle de l’Etat ».La sous estimation de la dimension tamazight de l’Algérie ressort aussi des anciennes disposition de la constitution de 1996 qui n’ont pas été touchées par la nouvelle loi constitutionnellle.Ainsi en est-il du passage du préambule de la Constitution où il est stipulé que l’Algérie est un pays arabe sans aucune référence à la tamazighité ou encore l’article 178 qui bien qu’amendé ne fait pas de la langue amazigh une constante nationale qui ne peut être remise en cause par une révision constitutionnelle au même titre que l’arabe.
Il est aussi vrai comme l’ont souligné divers commentateurs que l’amendement qui requiert la nationalité algérienne exclusive pour l’accès aux hautes fonctions de l’Etat et aux fonctions politique (article 51) ou qui stipule que pour être éligible à la fonction de Président de la République il est exigé que le candidat n’ait pas acquis une nationalité étrangère et doit jouir uniquement de la nationalité algérienne d’origine et attester de la nationalité algérienne d’origine du père et de la mère( article 73) est un amendement qui soulève des questionnements quant à son utilité et sa pertinence.
Cet amendement est une régression incompréhensible puisque l’ancien article 51 de la Constitution de 1996 ne comporte aucune condition quant à la nationalité de celui qui souhaite accéder aux hautes fonctions de l’Etat et aux fonctions politiques.La condition de nationalité d’origine est intervenu par l’ajout par le nouveau projet de révision constitutionnel d’un alinéa à l’article 51.On peut même dire que c’est l’ancien texte de la Constitution qui est le plus conforme au principes d’égalité des citoyens devant la loi. Cet amendement n’est en fait qu’une résurgence d’un réflexe d’auto protection des anciens dirigeants politiques qui remonte aux premières années de l’indépendance.Cet amendement malheureux qui fait penser aux années sombres du parti unique est aux antipodes des autres amendements qui tendent vers l’instauration d’un Etat moderne et respectueux des droits de l’homme.Si cette dichotomie est maintenue dans la nouvelle mouture de la Constitution,les craintes affichées par certains acteurs de la vie politique quant à la sincérité d’instaurer un Etat de droit ne serait pas une simple vue de l’esprit.
Ceux qui ont élaboré le projet des nouveaux amendements qui sont sans aucun doute des constitutionnalistes et des juristes confirmés savaient pertinemment que les disposition des articles 51 et 73 sont en contradiction flagrante non seulement avec les lois de la République notamment le code de la nationalité mais aussi avec les autres dispositions du projet de loi constitutionnel notamment l’article 24 bis dans lequel il est dit que L’Etat œuvre à la protection des droits et des intérêts des citoyens à l’étranger et que l’Etat veille à la sauvegarde de l’identité des citoyens résidant l’étranger, au renforcement de leurs liens avec la Nation, ainsi qu’à la mobilisation de leur contribution au développement de leur pays d’origine. Interdire à ces citoyens par un autre amendement d’accéder aux postes de responsabilités dans leurs pays est non seulement une contradiction mais un non-sens.Bien plus cette disposition introduit une discrimination intolérable entre les citoyens algériens une discrimination qui par ailleurs est sanctionnée par la Constitution elle-même et par les lois en vigueur car elle fait des algériens ayant la double nationalité une sorte de « deuxième collège » déchus de leurs droits civils et politiques.
Au vu du tollé soulevé par cet article 51 qui a horrifié non seulement la communauté immigrée mais aussi la communauté nationale au vu de l’impact désastreux que peut avoir cette exclusion sur le pays notamment en matière de développement économique et sociale et cela à un moment où l’Algérie vit des moments difficiles alors que la diaspora algérienne à l’étranger peut constituer un apport considérable à ce développement ,un communique de la Présidence de la République tente de rectifier cette bourde et fait état d’un réaménagement de cet article en y ajoutant un alinéa listant les hautes fonctions de l’Etat concernées par l’exclusion.Le problème est que les hautes responsabilités et les fonctions politiques visées par l’article 51 sont déjà dans leur quasi-totalité définies par la Constitution elle-même et par les autres lois en vigueur.Les postes pourvus par décret présidentiel sont par nature de hautes fonctions aussi entrent dans cette catégorie non seulement les ministres ,mais aussi les walis, les ambassadeurs, les magistrats ,les responsables des services de sécurité ainsi que les emplois civils ou militaires spécifiques relevant du pouvoir de désignation du Président de la République. Quant aux fonctions politiques concernées par l’exclusion , l’éventail part du simple maire au Président de la République en passant par le député et le sénateur.On pourrait penser que la loi qui interviendra en application du communiqué présidentiel rétrécira la liste de ces fonctions mais en aucun cas elle n’exclura les postes les plus importants.Ce communiqué insiste sur le fait que l’article critiqué en l’occurrence l’article 51 est en adéquation avec l’article 24 bis alors que comme nous l’avons vu il est au contraire en totale contradiction.
En conclusion,si le projet de loi constitutionnelle comporte indéniablement des avancées en matière des droits et des libertés,il reste que les amendements qu’on vient d’analyser ont gâché le couronnement d’un processus qui aurait consolidé l’Etat de droit.S’agissant d’une loi portant révision de la Constitution par voie parlementaire,les députés et sénateurs ne peuvent qu’approuver ou rejeter cette loi sans pouvoir proposer d’amendements. Le seul recours encore possible est celui du Président de la République qui a le pouvoir d’ordonner une modification de cette loi avant la saisine du Conseil constitutionnel pour avis.
Maitre M.BRAHIMI
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