La première des trois affaires inscrites pour la présente session criminelle de la Cour d’Alger est l’affaire Sonatrach I. Après une cacophonie provoquée par les avocats de la défense qui ont exigé la présence de tous les témoins cités dans le dossier et ont demande un report du procès , ce qui est leur droit le plus absolu, et après un refus du président du tribunal criminel qui voulait juger l’affaire en l’absence des témoins ce qui est en soi une hérésie, ce dernier se plia à son corps défendant aux désidératas de la défense et renvoya l’affaire à la prochaine session. Ainsi le procès Sonatrach I si attendu se termina par un ajournement. La deuxième affaire, celle de l’autoroute Est-Oust , a été enrôlée pour la même session et a connu le même sort puisqu’elle a été elle aussi reportée à la prochaine session criminelle cette fois-ci non pas en raison de l’absence de témoins mais de l’absence de …l’avocat du principal accusé .
Cet accusé a insisté pour que son avocat , un français inscrit au barreau de Paris qui n’a pas pu entrer en Algérie faute de visa, soit présent malgré l’offre du président du tribunal de lui désigner un avocat d’office. Bien que la loi portant organisation de la profession d’avocat (l’article7) permet à un avocat appartenant à un barreau étranger de défendre un justiciable devant les tribunaux algériens après autorisation du bâtonnier de l’ordre territorialement compétent , on peut se demander en quelle langue cet avocat va plaider sachant que loi impose l’utilisation de la seule langue arabe dans les plaidoiries devant les juridictions algeriennes.Sauf à considérer que le tribunal consentira à faire une entorse à la loi en autorisant cet avocat de plaider en français ce qui n’est pas évident. Même dans cette hypothèse, le procès sera biaisé puisqu’il est peu probable que tous les membres du tribunal criminel ( trois magistrats et 2 assesseurs ) soient à même de comprendre les subtilités juridiques de la langue de Molière.Un vrai dilemme pour le tribunal.
Dans ces trois dossiers explosifs, ont été cités pêle mêle les anciens ministres des finances, des travaux publics, de l’industrie, de l’habitat, des affaires sociales , de l’énergie et même des affaires étrangères. Autant dire une bonne partie de l’ancien gouvernement .Sur tout ce beau monde , et au vu des éléments divulgués par diverses sources , pèsent de lourdes suspicions au pire pour malversations et corruption passive au mieux une complicité ou une négligence qui somme toute n’échappe pas à la rigueur de la loi notamment la loi relative à la prévention et à la lutte contre la corruption.
Si ces trois procès constituent en eux-mêmes une volonté des pouvoirs publics de combattre la corruption et la pratique des pots de vin qui ont saigné et qui saignent encore l’économie nationale ,il n’en reste pas moins que les zones d’ombre entourant l’enquête préliminaire et l’instruction de ces trois affaires notamment au niveau du processus d’inculpation et mise en accusation des auteurs des faits instruits laisse suspecter une volonté de confiner ces trois affaires dans des limites qui ne devraient pas dépasser le cadre strictement judicaire.
Lors du premier procès Khalifa , d’aucuns ont dénoncé le fait qu’aucun des nombreux ex-ministres mis en cause , notamment ceux en charge des caisses sociales et autres organismes ayant transféré leurs fonds auprès de cette banque, n’a été poursuivi devant le tribunal ni même convoqué en tant que témoin.En fait,le tribunal criminel qui a jugé cette affaire ne pouvait sous peine de forfaiture mettre en cause une personne non concernée par l’arrêt de renvoi fut-il un simple citoyen.A l’inverse rien n’empechait le representant du ministère public présent à l’audience du jugement de requerir l’ouverture d’une information quand , au cours des débats, des faits nouveaux ont été rapportés mettant en cause de hautes personnalités notamment celles en charge de la gestion des fonds des caisses de sécurité sociale.
Le problème autant pour l’affaire khalifa que pour les affaires Sonatrach et Autoroute Est-Ouest a trait au déroulement de la procédure d’instruction préparatoire. Déjà avec l’affaire khalifa et encore plus avec l’affaire Sonatrach et Autoroute Est-Ouest, des soupçons qui se sont transformés au cours de l’enquête et de l’instruction en de fortes présomptions de culpabilité ont été émis contre certains anciens ministres. S’agissant d’infractions graves et d’atteinte gravissime à l’économie nationale, certaines sources évaluant le préjudice au trésor public dans ces trois affaires à plus de 30 milliard de dollars si on prend en compte la surévaluation des différends projets en cause, la seule alternative possible pour le ministère public , sous peine de suspicion, était d’étendre les investigations à ces hauts responsables et à défaut de les inculper, tout au moins les interroger sur leur rôle et leur responsabilité.
En Algérie ,un ministre de la République n’est pas un justiciable comme les autres. Il bénéficie , au même titre d’ailleurs qu’un wali, un magistrat de la Cour suprême, un président de cour ou un procureur général de ce qu’on appelle « le privilège de juridiction ».Si un ministre commet au cours de l’exercice de ses fonctions , une infraction qualifiée crime ou délit, ce n’est pas un juge d’instruction qui sera chargé d’instruire le dossier mais un conseiller de la Cour suprême désigné par le procureur général de cette haute juridiction (article 573 du code de procédure pénale).Il en est de même si au cours d’une instruction, il s’avère qu’un ministre est complice ou co-auteur de l’infraction dont il est saisi. Dans ce cas le juge d’instruction doit en référer au ministère public qui devrait enclencher la procédure prévue par l’article 573.
Le système du « privilège de juridiction » n’est pas propre à l’Algérie mais se retrouve même dans des pays où la justice est effectivement indépendante tels la France ou la Belgique. Le propre de ce système qui soumet certaines personnalités exerçant de hautes fonctions à des procédures d’instruction ou de jugement particulières est qu’il est à double tranchant et qu’il peut être manipulé au gré des pouvoirs en place. Dans les pays démocratiques , les règles spécifiques du privilège de juridiction entendent éviter d’une part, que des poursuites téméraires, injustifiées ou vexatoires soient intentées contre les personnes auxquelles le régime est applicable et, d’autre part, que ces mêmes personnes soient traitées avec trop de sévérité ou de clémence. Dans ces pays , ce système n’a aucune incidence sur l’indépendance et l’impartialité de la justice.Par contre dans les pays autoritaires , ce régime spécifique peut être détourné de sa vraie vocation et appliqué dans le seul but de faire échec à la mise en accusation des personnes poursuivies ou d’étouffer carrément l’affaire.
Dans une de ses déclarations l’ancien ministre de la justice a bien fait référence à cette procédure en invoquant une instruction diligentée par un conseiller à la Cour suprême dans l’affaire khalifa .Un article du quotidien El watan daté du 28/06/2012 confirma cette information et fait état de l’inculpation par ce conseiller des deux anciens ministres de l’habitat et de l’industrie et leur renvoi devant la chambre d’accusation de la Cour suprême. Cette dernière devait rendre soit un non lieu soit renvoyer les prévenus devant la juridiction compétente pour y être jugés. Deux ans près ce renvoi, personne ne sait ce qu’il est advenu de ce cette procédure.
Concernant l’affaire Sonatrach, la poursuite et l’inculpation de l’ancien ministre de l’énergie a connu des rebondissements digne d’un roman policier .Ce ministre sur lequel pèse de lourdes présomptions de corruption et de malversations a fait l’objet d’un mandat d’arrêt international décerné par le juge d’instruction d’Alger après qu’il eût quitté le territoire nationale. Pour des raisons obscures, ce mandat d’arrêt aurait été annulé pour vice de procédure au motif qu’ayant la qualité de ministre , le mandat d’arrêt aurait dû être décerné dans le cadre du privilège de juridiction c’est à dire par le conseiller à la Cour suprême désigné pour instruire l’affaire , le juge d’instruction du tribunal étant incompétent .Ce qui est vrai. Mais il ya lieu de s’interroger sur le fait qu’un juge d’instruction de grande expérience et rompu aux affaires économiques délicates et complexes puisse ignorer le principe du privilège de juridiction et se tromper sur une procédure que doit connaître et maitriser un simple magistrat stagiaire.
S’il s’avère comme rapporté par certaines sources que lors de la commission des faits qui lui sont reprochés ,l’intéressé n’exerçait pas la fonction de ministre, la compétence pour instruire et décerner les mandats relèverait bel et bien du juge d’instruction et non pas du conseiller à la Cour suprême. L’article 573 du CPP parle bel et bien de crime ou délit « commis dans l’exercice ou par l’exercice de ses fonctions ».Si les faits reprochés à l’intéressé tels qu’ils ressortent des divers actes d’instruction ont été commis avant sa nomination en tant que ministre , cela induit deux choses : en premier lieu c’est le juge d’instruction chargé du dossier qui demeure compétent pour auditionner, inculper ou décerner n’importe quel mandat quant bien même l’intéressé a été nommé ministre ou est resté ministre après les faits car contrairement à un député ou un sénateur, un ministre ne bénéficie pas de l’immunité parlementaire.
En deuxième lieu , dans ce scenario le ministre mis en cause doit être renvoyé devant le tribunal dans la forme classique c'est-à-dire par arrêt de renvoi de la chambre d’accusation de la cour pour y être jugé avec les autres accusés. Apparemment ce ministre n’a pas été cité ni comme accusé ni comme témoin dans l’affaire qui devait être jugé ce mois de mars. Si cet état de fait se confirme alors que rien ne prouve que la Cour suprême a été saisi pour ouvrir une information contre le ministre concerné dans le cadre des dispositions de l’article 573,c’est tout le dossier défendu par le ministère public qui en pâtira. Dans un procès équitable, les magistrats appelés à juger cette affaire devraient tirer les conséquences de l’absence du principal accusé ,à savoir que les autres accusés traduits devant eux ne sont en fin de compte au mieux des boucs émissaires au pire de malheureux compères sacrifiés sur l’autel de la raison d’Etat , raison d’Etat qu’abhorre tout magistrat digne de ce nom.
Il est vrai que la crédibilité d’un Etat s’apprécie à l’aune de l’indépendance et de la pertinence de sa justice. C’est la façon dont est rendue la justice dans les affaires sensibles notamment celles mettant en cause des puissants que la justice acquière ses titres de noblesse. Les justices et les juges indépendants se font un honneur d’être sans concession dans la poursuite et la condamnation, dans le respect du droit et de la présomption d’innocence, des puissants du moment à fortiori si ceux-ci ont été désignés ou élus dans des postes de responsabilités. Dans les pays démocratiques, si la moindre incartade d’un responsable politique ou autre puissant est immédiatement et sévèrement sanctionné, ce n’est pas par plaisir de réprimer , mais c’est par souci de donner l’exemple à ceux qui seront tenté de trahir la confiance des citoyens qu’ils doivent servir et non s’en servir .
Confondre et condamner un ministre dont la culpabilité est avérée ne doit pas rester l’apanage des pays démocratiques. Il est sans doute vrai qu’un régime autoritaire est réfractaire par nature à une justice indépendante mais le juge a lui aussi sa part responsabilité. La constitution et les textes de loi ayant conforté le juge algérien dans sa mission de juger en toute liberté et indépendance et sanctionnent sévèrement toute atteinte à l’indépendance de la justice quel qu’en soit l’auteur fut-il le ministre de la justice, il revient à ce juge d’appliquer la loi dans toute sa rigueur sans distinction du rang ou du poste de celui qui a commis l’infraction. Quitte à dénoncer les ingérences s’il en est victime. Aujourd’hui , le juge algérien , à l’abri du besoin matériel et épaulé par un syndicat, n’a plus aucune excuse pour ne pas oser appliquer et faire appliquer la loi à tous sans exception aucune .Le représentant de la société qu’est le procureur ne doit plus être ce quasi fonctionnaire en attente d’instructions quant il s’agit d’infractions commises par des puissants. Il doit avoir ce courage d’appliquer les lois dont il est le garant notamment exercer le pouvoir d’engager d’office des enquêtes ou des instructions quand il est informé de faits graves commis par un commis de l’Etat et ce quel que soit son rang. C’est la seule façon pour la justice de gagner la confiance du citoyen.
Les trois affaires explosives soumises à la justice en ce début de l’année 2015 constituent peut-être la dernière chance au système judiciaire algérien de prouver que les réformes tant vantées sont bel et bien une réalité. C’est l’occasion pour le juge algérien de prouver son indépendance et son souci de défendre les intérêts de la société. Le jugement de ces trois dossiers doit assoir une dynamique d’extinction des passe-droits,ingerences,manipulations,parodies de justice et autres calamités qui ont dévalorisé la fonction de juger .C’est aussi l’occasion de prouver que la ratage du « premier procès du siècle » ,le procès Khalifa , n’a été qu’un accident de parcours et que plus jamais un témoin mais non moins puissant du moment se présente devant un tribunal criminel de la République et déclare avec froideur qu’il assume sa responsabilité dans le transfert illicite de dizaines de milliards de dinars des banques publiques vers une banque privée sans que cela ne choque outre mesure ni le juge ni le procureur alors que cet aveu aurait dû susciter une réaction sur le champ autant du juge que du représentant du ministère public , le premier en prenant acte de cet aveu par l’établissement d’un procès-verbal séance tenante car s’agissant d’une commission d’infractions découverte lors d’une audience , le deuxième en donnant suite à ce procès-verbal en ordonnant à la force publique présente à l’audience de procéder à l’arrestation de l’intéressé et de le conduire sur le champ devant le procureur de la République pour y être auditionné sur les faits avoués.
Des pays plus démunis ont réussi le pari de traduire en justice tous ceux qui de près ou de loin ont eu recours à la corruption ou au détournement de fonds pour s’enrichir y compris des ministres. A l’exemple du Sénégal qui vient de clore en ce mois de mars un procès constitué d’un dossier de 40000 pages dont les débats ont duré 6 mois et qui a débouché sur la condamnation d’un ancien ministre et non moins fils de l’ancien président du Sénégal à six ans de prison pour malversations et corruption. Du reste il n’est pas inutile de mentionner que le Sénégal qui est confronté comme c’est le cas en Algérie à une corruption effrénée qui gangrène l’ensembles des secteurs économiques , a créé une cour spéciale chargée d’instruire et de juger toutes les infractions en rapport avec la corruption ou tout autre acte générant un enrichissement illegal.C’est cette cour, la Cour de Répression de l’Enrichissement Illicite qui a instruit et jugé l’affaire susmentionnée. Une telle juridiction constituée de magistrats spécialisés épaulés par des experts multidisciplinaires et d’outils d’investigations performants permettrait d’aller au fond des dossiers sensibles et ne pas se suffire d’enquêtes superficielles ou de jugement expéditifs prononcés au cours de procès noyés dans une autre multitude de dossiers traités lors d’une même session criminelle comme c’est le cas dans les trois affaires suscitées. Une telle Cour est d’autant plus utile qu’elle sera compétente non seulement pour juger les affaires de corruption , de pots de vin ou de passations occulte de marchés publics mais aussi et surtout tout ce qui est en rapport avec l’enrichissement illicite.
Maitre M.BRAHIMI
Avocat à la Cour
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